texte lu le 10 mai 2012 à la soirée unesco Pons

Publié le par Flamand Isabelle

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C’est l’hiver. Sur le bord de la route et dans les fossés, une épaisse couche de verglas brille au soleil. Les marais charentais reflètent les nuages qui glissent sur le miroir glacé des prairies gelées. Tout est pétrifié et figé. Sur un sentier creusé d’ornières, une femme avance dans l’urgence de son voyage. Une longue écharpe recouvre partiellement son visage et ses cheveux. La cadence de son allure rythme le silence de la campagne léthargique. De loin, sa silhouette flotte dans la brume rosée du matin. Elle est aérienne, dans l’incandescence de l’aurore qui s’étire en rubans dans la brume matinale. Elle avance. Elle est seule, dans le paysage glacé. Elle est posée là et s’anime dans le décor figé des eaux stagnantes prises par le gel. Sur la route, une voiture passe, puis une autre. Chacune perce le vide de la campagne, le silence de l’hiver. Lorsque la femme arrive au bout du chemin, elle s’arrête. Elle pose son sac dans l’herbe blanchie de glace. Elle attend, immobile. Elle protège de sa main rougie ses yeux de l’éclat lumineux du soleil. Une voiture passe à nouveau. Et puis encore une autre. Elles sont rapides. Des berlines sans personne à l’arrière pour voir la femme qui est posée là, sur le bord de la route, dans l’expectative de sa douleur, irradiée par le vent glacial. Et puis, il y a une vieille Deux-Chevaux, un peu déglinguée qui approche. Elle roule moins vite que les autres, fait davantage de bruit. Le vieux qui la conduit a une casquette à carreaux vissée sur la tête, une veste de velours usée et des rides épaisses dans sa nuque et sur son visage buriné. Il la voit, la femme, posée là sur le bas côté. Alors, il s’arrête, pousse la vitre et la relève. « Vous allez où par ce froid ?

— J’avance.

— Vers où ?

— Vous allez où, vous ?

— Pons.

— Alors, c’est bien. Pons, c’est bien. »

La femme fait le tour de la Deux-Chevaux, ouvre la portière qui grince un peu et s’engouffre à l’intérieur en casant son sac à ses pieds. « Fait pas chaud, à marcher comme ça, hein ? » Elle sourit. De sa bouche sort un souffle chargé du froid des marais. Le vieux repart. La route défile. La femme ne parle pas. Elle sent le parfum de son enfance, dans cette voiture d’un autre temps. L’homme conduit. C’est un long silence. La femme, elle, n’entend pas le silence, elle respire ses dix ans.

 

Elle ferme les yeux et voyage. Elle est à nouveau une enfant, elle porte un ensemble Petit Bateau en éponge rayée orange. Elle a les cheveux emmêlés, le rouge aux joues. Elle est à l’arrière de la Deux-Chevaux avec sa sœur et son cousin. Sa mère conduit, elle chante Femmes, je vous aime en appuyant lourdement sur les basses. Elle fait rire tout le monde. Depuis la banquette arrière, la fille voit les cheveux de la mère, auburn ramassés en un chignon désordonné, ses gestes qui accompagnent les paroles, son chemisier en coton indien. A côté de la mère, il y a la tante. Elle aussi chante, et agite ses mains. C’est l’été 79. La voiture pétarade sur une route creusée d’ornières en pleine forêt. Il fait chaud. La capote est fermée, on ne l’ouvre plus depuis des lustres, le mécanisme est coincé. Alors les jours de beau temps, dans la Deux-Chevaux, il y a l’odeur des caoutchoucs se mêlant à celles du tissu sanglé sur l’armature en fer des sièges qui imprègnent les paumes humides des enfants à l’arrière. Il y a aussi les relents d’essence, de la graisse et de la toile de la capote qui cuit au soleil. Et puis, il y a la forêt qui s’invite à l’intérieur : le craquement des arbres bousculés par le vent fait bruisser les branches alourdies de feuillages qui se caressent entre elles dans un battement d’ailes d’où jaillit la plainte de l’érection de leur tronc, bandé vers le ciel ; le vent fait pénétrer dans les narines de chacun le musc de l’humus en décomposition, dans l’ombre et la lumière du sous-bois laissant passer les bras du soleil par intermittence. La mère et la tante chantent démesurément, comme si leur bonheur en dépendait. À l’arrière les enfants reprennent en riant. Eux aussi gesticulent.

Je n’en connais pas de facile, Je n’en connais que de fragiles … Quelquefois si seules, parfois elles le veulent, Oui mais si seules, oui mais si seules, Femmes, je vous aime

 

La femme se souvient. Cette Deux-Chevaux, la mère l’avait eu neuve à vingt ans. Elle la gardait à la maison de campagne, coincée sur les hauteurs d’un village picard où chaque été, les gosses restaient avec les mères, sans les hommes. Des gosses de bonnes femmes. Des gosses qui avaient alors un sentiment de liberté incroyable. Les mères les trimbalaient dans les alentours, pour aller faire les courses, visiter un château, faire une promenade, marcher en forêt. Les enfants se disputaient pour ne pas aller au milieu et se retrouver sur la barre centrale. Les portières s'ouvraient dans l'autre sens, il n'y avait pas de ceinture, le clignotant était mécanique et lorsque le moteur rechignait à démarrer, la mère gardait une manivelle. C’est arrivé plusieurs fois, toujours quand il se mettait à pleuvoir ; alors elle attrapait la manivelle et s’esquintait pour démarrer la vieille guimbarde, tandis qu’à l’intérieur tout le monde l’encourageait. Le rouge vermillon de l'origine avait disparu pour un rouge lit de vin. Et puis, il y avait cette odeur, l’odeur de la Deux-Chevaux. La femme, assise à côté du vieux, elle s’en imprègne. Elle respire autant qu’elle peut, comme pour s’immerger de l’insouciance de cet été là. Tout lui revient alors : l'odeur du tissu et des sangles, le bruit sec de la portière, les petites fenêtres qui se relèvent, le levier de vitesse accroché au tableau de bord, le frein à main niché sur le côté. En rentrant dans cette voiture, c'est comme si elle avait replongé vingt ans en arrière. Elle effleure le volant d'acier. Elle voyage dans les fragrances de son enfance. Dans les éclats de rire de ses dix ans.

 

Le vieux regarde en coin la femme. Il voit son visage fin, sa peau lisse, ses yeux clairs, de longues mèches qui s’échappent de sa capuche. Alors, elle tourne la tête, et lui dit dans un pauvre sourire. « Ma mère, elle avait une Deux-Chevaux quand j’étais gamine…

— On peut pas oublier, l’odeur, hein ?

— Oui, c’est ça. On peut pas oublier. J’ai plein d’images qui m’ont sautées au visage en entrant.

— Je comprends… On va s’arrêter au prochain village, prendre un café. Ca va vous réchauffer. »

Elle sourit et regarde les sillons dans la peau épaisse de l’homme. C’est un vieux d’ici, de la campagne. Elle lui trouve un air bon. Hospitalier.

 

Dans le café, il y a un autre vieux, accoudé au zinc devant un ballon de rouge étoilé, avec une casquette posée à côté de lui. Et puis il y a trois autres types, les yeux rivés sur l’écran accroché au mur. Des jeunes. Il y a aussi l’odeur du chaud, de l’anisette et du tabac froid. « B’jour monsieur dame.

— Bonjour. Deux cafés. »

Le vieux et la femme s’assoient à une table en formica bleu, près d’une fenêtre. Elle retire son écharpe et dégrafe son manteau. Il la regarde. « Vous venez d’où comme ça ?

— Royan.

— He ben… ca fait une trotte ! Vous avez fait la route à pied ?

— Oui. »

Elle regarde par la fenêtre des gosses qui jouent sur la place du village avec des arceaux. Ses joues rosissent. Elle sourit un peu, remercie le cafetier qui pose une tasse devant elle. « J’aime bien marcher.

— Par ce froid ?

— Oui, même par ce froid.

— Mais, vous allez où ? »

Alors, elle le regarde et dit qu’elle ne sait pas. Elle marche pour aller ailleurs, pour partir. Elle marche pour oublier. « Oublier quoi ? » Un homme, elle dit. Elle marche parce qu’elle veut effacer par ses pas la blessure mortifère qui a souillée son cœur. « Mais vous allez en avoir d’autres des hommes, jolie comme vous êtes ! Faut pas vous en faire ! » Mais elle dit que les autres ne l’intéressent pas. Son voyage, c’est celui de l’oubli, pour renaitre et revenir à la vie. Elle parle dans un sourire, avec des yeux qui brillent. Le vieux la regarde et s’immerge dans la poésie de cette femme improbable qui veut laver son cœur dans les marais gelés. Il suit la finesse de son visage, l’arc de son nez, ses pommettes slaves. Elle a un air de poupée russe. Il lui sourit à cette gamine sortie de nulle part, avec cet air perdu, qui voyage pour oublier. Alors, elle pause son coude sur la table et son menton sur sa main. Elle lui sourit avec toute l’impudeur de ses trente ans. Lui, avec sa peau usée et son air bon, il lui dit que ce n’est pas grave. Les histoires d’amour, c’est toujours comme ça : ça finit mal. « Faut pas s’en faire ». Il habite une vieille ferme avec son fils, à Pons. Il a des vaches et puis des cochons aussi. Elle peut rester chez eux, il y aura du travail pour elle. « Pourquoi ? » Il dit que c’est comme ça ; qu’il veut l’aider. Lui aussi il a une fille.

 

Dans la voiture, ils repartent. La lumière perce le froid et la terre fume légèrement, sillonnée par les canaux qui serpentent les champs. Par le minuscule pare-brise, la route d’asphalte défile, entre des bouquets d’arbres, des tas de bois, des fermes effondrées, des chemins défoncés, les vies déglinguées et le parfum de l’enfance.

 

Isabelle Flamand 18 février 2012


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